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Alimentation, environnement et santé : l’Afrique au cœur des changements globaux contemporains (5.74 Mo) | 5.74 Mo |
À l’heure des changements sociaux et environnementaux globaux (Blanc, Demeulenaere, Feuerhahn 2017), proposer un numéro spécial de la revue Anthropology of Food sur les pratiques et représentations alimentaires et sanitaires au sens large, allant de la collecte des aliments à leur consommation, voire à la gestion des déchets, en Afrique (du Maghreb jusqu’en Afrique du Sud, en passant par les diasporas) s’est imposé à nous, mettant les consommateurs et consommatrices, les militants et les militantes, les marchands et les marchandes, les mangeurs et les mangeuses, les producteurs et les productrices, les soignants les soignantes, et les patients et les patientes au cœur de la recherche. En effet, le contexte de changements climatiques, de crises économiques, du recul de la biodiversité et de l’augmentation de la population, nous a amenés à nous interroger : comment les individus s’appuient-ils sur l’alimentation pour construire leurs rapports aux autres, humains/non humains, et se (re)situer socialement, politiquement, culturellement dans les sociétés urbaines et rurales africaines contemporaines ? Comment appréhendent-ils les changements alimentaires contemporains alors que la conscience d’une interdépendance alimentaire mondiale (Milne 2013), avec ses limites, s’affirme ? Comment les transformations environnementales impactent-elles l’alimentation, les pratiques et stratégies des mangeurs ?
Sans revenir ici de manière détaillée sur l’histoire des recherches menées en Afrique à propos de l’alimentation (Richards 1939), on peut dire qu’au fil du XXème siècle, les thématiques de la « nutrition » et de la « rentabilité agricole » se sont imposées (Pales et Tassin Saint Peureuse 1955 ; Moore and Vaughan 1994). Après moult pérégrinations coloniales, indépendantistes et postcoloniales où les chercheurs en sciences sociales, français, sénégalais et britanniques (Shipton 1990 ; Gladwin 1991) notamment, ont oscillé entre désir d’application, qui traduit une volonté d’éradiquer la faim (Froment et al. 1996) et dénonciation de la domination (Touré 1982) ou le retrait total (Bessis 1979 ; Althabe 1975), les pratiques alimentaires quotidiennes furent enfin abordées comme objet scientifique (Anigbo 1987 ; de Waal 1989). Toutefois, du fait des paradigmes théoriques hégémoniques pendant cette période, dont le structuralisme, et à l’instar de ce qu’observe l’anthropologue britannique Jack Goody (1982), les fonctions symboliques et rituelles de l’alimentation sont principalement prises en compte, omettant souvent les dimensions historiques et contextuelles (c’est-à-dire la chaîne production/ distribution/ préparation/ consommation). Mais Jack Goody est plus désireux de comprendre comment, au Ghana, se manifestent des cultures culinaires différenciées à cause de la diversité des structures socio-économiques que d’analyser, en leur sein, les parcours individuels des mangeurs. Suivant Sidney Mintz, Jack Goody met en lien l’alimentation au Ghana (et en Afrique de l’Ouest en général) avec la domination économique du Nord (Touré 1982), tant en termes de pillage des ressources naturelles que dans le marché de l’écoulement des produits manufacturés, bien avant le très médiatique ouvrage d’Anna Tsing (2017). Ô combien stimulante et prédictive fut la réflexion de Jack Goody au regard de la situation environnementale actuelle ! Toutefois le fait alimentaire n’y est pas analysé du point de vue des individus. Bien des années plus tard, les recherches souvent encore inscrites dans le paradigme marxiste ont coulissé du thème de la sécurisation alimentaire des métropoles africaines (Guyer 1987) à celui du traitement des effets délétères d’une alimentation « occidentalisée » participant à l’augmentation de maladies chroniques. Certains associent l’arrivée du diabète et de l’hypertension à ces transformations dans les modes de vie et d’alimentation (Zimmet 2000 ; Maire et Delpeuch 2006). Toutefois, on sait peu de choses sur la manière dont sont vécues au quotidien toutes ces transformations alimentaires et environnementales qui ont des effets directs sur les corps et les imaginaires, alors qu’abondance et disette se côtoient. In fine Charles Édouard de Suremain (2009) renforce notre constat. Pour lui, le thème de l’alimentation – à l’inverse de celui de la santé – reste, au début des années 2000, finalement peu véritablement travaillé des points de vue anthropologique et sociologique en Afrique.
Cependant, et pour ne pas noircir le tableau, force est de constater que l’alimentation a donné lieu, ces dix dernières années, toutes disciplines confondues, à des recherches qui ont signé un tournant significatif dans ce champ. Le corpus non exhaustif suivant en est une illustration : Nukunya 2003 ; De Suremain et Razy 2008 ; Ndao 2009 ; Tuomainen 2009 ; Crenn et al. 2010 ; Delavigne 2011 ; Gobatto et Tijou-Traoré 2011a et b ; Louveau 2011 ; Crenn et Hassoun 2014 ; Manoli et Ancey 2014 ; Ka 2016 ; Leport 2017 ; Bricas et al. 2018 ; Leport et Tibère 2018 ; Bonnecase 2016 ; Soula et al. 2020 ; Fall et al. 2020. Elles ont permis de mettre en évidence la diversité des situations et des pratiques en dehors des schémas transitionnels ou uniformisants. Ces recherches témoignent non seulement de la diversité des objets abordés, mais aussi de l’émancipation des chercheur-e-s vis-à-vis des paradigmes théoriques évoqués plus haut. Les mangeurs/ses, les patient-e-s, les sujets en somme, sont au cœur des recherches elles-mêmes. Comme le note Jean-Pierre Hassoun dans la préface de l’ouvrage Manger en ville (2020), les chercheur-e-s aujourd’hui « se préoccupent d’écrire l’histoire d’un plat, ou de regarder l’évolution de la restauration urbaine dans une capitale africaine » (Hassoun 2020 : 8) et, on ajoutera, plus que de leurs déterminants sociaux et culturels. Les aliments eux-mêmes, comme a pu le montrer de manière stimulante Céline Lesourd (2019) à propos du khat (plantes « amphétamines » de la Corne de l’Afrique expédiée partout dans le monde), deviennent des objets dont on suit « la vie sociale ».
Pour autant, si les populations d’Afrique et de ses diasporas n’ont pas attendu ces dernières années pour saisir de manière intime et concrète les changements environnementaux, comme ont pu le montrer, entre autres travaux, ceux de Pierre Janin (2010), Véronique Ancey (2014) ou Greta Gaard et Lori Gruen (2003). Nous avons tenté de porter attention dans ce numéro, à une échelle très fine et compréhensive, à la manière dont ces transformations sont vécues par les individus, hommes et femmes, mangeurs/mangeuses et tous ceux qui participent à leurs paysages alimentaires. Ainsi, les articles proposés dans ce numéro ne portent pas seulement sur l’acte d’ingérer comme cela a déjà été fait, mais prennent en compte l’ensemble des personnes composant le foodscape (Dolphijn 2004), cet espace culturel alimentaire africain (Tibère 2019). Nous sommes dès lors attentifs à celui ou celle qui cultive, pêche, chasse, glane, transforme l’alimentation, restaure, soigne, milite, fait de la recherche, dans des pays qui souffrent de l’héritage d’une domination coloniale qui a profondément dégradé leur environnement (Davis 2006).
En somme, ce numéro d’Anthropology of Food consacré aux Afriques de l’alimentation montre que les changements alimentaires en Afrique s’inscrivent dans des changements plus globaux. En effet, les travaux réunis dans cette livraison soulèvent des enjeux comme le bien manger, avec une consommation de produits locaux, sains, issus de l’agriculture biologique, de viandes de brousse, du véganisme, en tant que revendication d’une consommation de rupture. Les auteurs se sont également intéressés aux enjeux de production des aliments, fondés sur des savoirs endogènes et des mobilisations alimentaires en faveur d’un consommer local et de contestation d’une alimentation globalisée.